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Chronique d’un mage rimouskois, Le Pirate et la bière

Depuis déjà une semaine, je sentais qu'il me manquait quelque chose, comme si une partie de moi-même m'avait été prise : une partie de mon essence pour ainsi dire; il me semblait qu'on me l'avait volée. Vous savez, lorsque les gens disent que l'esprit contrôle la matière, ils ne mesurent sans doute pas le poids considérable de leurs paroles. Bien sûr, j'expliquerai la pleine portée de cette assertion dans ce récit qui, j'en suis certain, vous captivera. Je ne rencontre que très peu de confrères dans ma vocation, mais je suis très conscient, et je l'étais déjà à l'époque, que les gens comme moi peuvent être victimes de phénomènes étranges. N'en est-il pas moins que je me sentais alors incomplet. Pourtant je me savais très bien hors de l'influence de sortilèges quelconques, donc la présence de cette anomalie ne pouvait venir que de moi. Lorsque Fée m'annonça que Pirate avait bu dans ma bière, à mon insu, une semaine auparavant, la réponse m'a assommé comme un marteau de forgeron qui tambourine le métal. C'est très précisément là que je sentis monter en moi une colère cinglante et, pendant que mon sang bouillant envahissait mon corps d'une chaleur énergisante, je ressentis une puissance terrifiante et séduisante qui fit tressaillir tous les recoins de mon corps enflammé.

L'inconscient n'avait sans doute pas réalisé qu'il avait absorbé une partie de la douleur que j'avais imprégnée dans ce verre lors de ma dernière détresse. Par un geste, qu'il croyait symbolique et significatif dans le conflit qui nous opposait l'un à l'autre, il avait déséquilibré son yechidah, son nefesh et les miens. Je devais ramener l'équilibre et faire attention de ne pas punir une action menée par l'ignorance alors que j'étais sous l'emprise de la colère et de la haine. La colère était telle que mon corps était aussi solide qu'une pierre tant il était crispé et que mon visage était stigmatisé par les canaux de mon système sanguin, formant un réseau de fleuves qui irriguaient ma peau d'un rouge vif.

J'avais donc toute l'énergie nécessaire pour exécuter la tâche qui m'était désignée : je sortis de l'appartement dans lequel je me trouvais pour aller dans le stationnement de l'immeuble résidentiel situé au coin des rues St-Louis et Ste-Marie, près du centre-ville de Rimouski, la belle. Face vers le sud, l'immeuble dernière moi, le centre hospitalier devant et le Cégep à ma gauche, je levai les yeux vers le ciel noir de la fin de soirée citadine et fis résonner le désir en moi. Je pris le temps de goûter son intensité, je le sentais comme un tourbillon d'une puissance plus grande que celle d'un ouragan qui, avec une vitesse fulgurante, prenait graduellement forme au niveau de ma poitrine. Je fis vibrer les mots de mon espoir à voix basse et je dis : «Je veux le voir.» Puis, prenant une respiration sans fin, je me préparai à propulser la force qui m'habitait dans toutes les directions du cosmos et, enfin, je prononçai les mots de pouvoir : «Xul Vomech Nijast». Ma double voix se fit entendre et les paroles résonnèrent dans tout l'univers, affectant chacune des particules et des ondes le structurant.

Le décor devant moi s'obscurcit pendant une seconde interminable. Je vis les ténèbres inquiétantes qui se trouvaient derrière le monde et la lumière subtile et rassurante les constituant. Je sentis l'univers changer pour moi, se modeler, se déformer, et j'en éprouvai énormément de plaisir, de joie. Ensuite, je me vis retourner à mon point de départ, dans ce voyage que j'avais fait sans bouger, et je me mis à marcher en ligne droite; je ne savais pas où j'allais, mais je savais ce que je trouverais. Au bout d'une minute de marche, dans une rue peu fréquentée et que je n'avais pas coutume d'emprunter, je me retrouvai devant lui. Sa première réaction fut la surprise, puis il fit mine de m'ignorer, espérant sans doute que je le laisse tranquille étant donné la peur que je lui inspirais.

-Mon plaisir était à son paroxysme et, d'un ton hautain, je lançai : «Tiens donc, justement celui que je cherchais : Pirate!»

-Il s'arrêta, se retourna pour affronter mon regard, incertain de la raison de mon appel aux armes, et me demanda sur un ton sec mais empreint d'une certaine inquiétude : «Qu'est-ce que tu me veux?»

«Je suis venu ici pour que tu répondes de tes actes», répondis-je.

À cet instant, je me mis à ressentir des émotions contradictoires, un mélange étrange de peur et de bonheur qui fit monter les larmes à mes yeux. J'étais cependant trop fier pour me laisser aller et je remarquai que, lui, était sur le point de fuir. Je rajoutai donc :

«Habituellement, nos histoires ont rapport avec les femmes, je dois avouer que tu as fait preuve d'imagination cette fois-ci.» Un sourire sardonique apparut sur mon visage, mais il était plus l'expression d'une profonde souffrance que celle du sadisme. Je poursuivis néanmoins : «Tu tournes autour de Princesse, ça commence à ressembler à un échange de couple.» (Ce bout de récit appartient à une histoire plus longue et plus épique que celle-ci.)

«Je sais», me répondit-il, la déception dans la voix. Puis, il leva les yeux, ragaillardi : « Tu n'es pas fatigué de cette histoire-là, Chevalier?»

Il n'avait de toute évidence pas compris pourquoi j'étais là, mais je m'en moquais. Sa compréhension n'était pas requise et j'éprouvais plutôt un grand plaisir à contempler son incertitude grandissante face à la situation dans laquelle je le plongeais:

«Quoiqu'il en soit», lui dis-je en m'approchant de lui, «je dois annuler ce que tu as fait et reprendre ce qui m'appartient.»

Ne me laissant pas approcher et se protégeant de sa main, il continua : «Tu n'en as pas assez de cette histoire-là, Chevalier?» Il insistait sur cette phrase, pensant peut-être se sortir de cette situation. Ayant peur que je sois venu pour autre chose que mon motif réel, il ne comprenait certes pas que j'étais là pour nous aider tous les deux.

«Non, j'aime bien cette histoire. Nous apprendrons beaucoup l'un de l'autre», affirmai-je avec assurance.

«Je n'apprendrai jamais rien d'toi, Chevalier», dit-il sur un ton tranchant et dégoûté.

«Je n'ai de toute façon pas besoin d'être proche de toi pour exécuter ce sortilège.» En reculant, je rassemblai mes forces une fois de plus en faisant vibrer ma volonté. Utilisant un ton autoritaire et la gestuelle appropriée, je prononçai l'incantation : «Lasgaroth, Aphonidos, Palatine, Urat, Condion, Lamacron, Arpagon, Alamar, Bourgasis, Veniat, Serebanni.»

De lui, je vis mon essence me revenir. Elle tentait de nager à contre-courant dans la puissante bourrasque de vent qui avait été engendrée par les entités que j'avais invoquées. J'avais encore une fois vu l'univers changer pour moi et je jouis presque du pouvoir que je possédais. Je perçus alors un rire, un amusement. J'avais attiré l'attention de quelque chose en déployant autant de magie. «Au revoir, Pirate», lui envoyai-je du haut de ma tour de mépris. Et je tournai les talons, le laissant dans la confusion et l'effroi. Je venais de l'aider, je n'étais donc pas obligé de lui expliquer ce que j'avais fait.

Je me rendis dans mon café préféré, sachant que j'aurais bientôt à affronter les esprits qui avaient été attirés par mon pouvoir. C'est souvent ce qui arrive lorsque l'on invoque de puissantes entités, les plus petites se précipitent sur vous.

Elbereth

2013-08-08

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